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les écrits fantasmagoriques
19 février 2022

Transylvanie express (15)

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-          Quel est ce bruit ?

J’essayai de voir par la fenêtre la provenance du vacarme. Il surpassait de plus en plus le roulement du train. Cependant, le brouillard cachait toujours le paysage. Il était si épais, qu’on ne voyait rien de la campagne ni des forêts voisines. Pourtant, on devait apercevoir au moins quelque-chose. Je remarquai quelques têtes dépasser des fenêtres ; elle regardaient en l’air. Le grondement s’approcha de plus en plus, comme si le ciel était en colère.

-          Là ! Cria Ludmilla en montrant du doigt ce qui parut être un nuage.

Il était noir et avançait à un rythme soutenu. Le train continua de rouler. Le vent frottait mon visage, m’obligeant parfois à cligner des yeux. Le nuage approcha encore et encore dans un brouhaha de moteurs à hélices. Dès lors, je vis les premiers aérostats. Il y en avait plusieurs centaines. L’armada passa au-dessus du train, assombrissant d’un coup le ciel. En quelques secondes, nous nous retrouvâmes comme en pleine nuit.

-          On dirait qu’ils vont à Vienne, pensa Ludmilla.

Comme elle se pencha un peu plus, je la retins par peur qu’elle ne tombât. En même temps, j’observai les dirigeables dont certains présentaient une large nacelle de bois et de métal ; et à l’arrière desquelles, quelques drapeaux flottaient. Le convoi s’éloigna ainsi que le bruit assourdissant des moteurs.

-          C’est quoi, c’est la guerre ? demandai-je.

-          Je ne crois pas. Il n’y a plus de conflit en Europe depuis longtemps, répondit-elle.

Le nuage noir rétrécit lentement en s’enfonçant dans l’épaisse brume. Puis, elle disparut en ne laissant qu’un vague bourdonnement répétitif. Le tougoudoum du train reprit sa place. Ma nouvelle compagne profita de ma couchette pour continuer sa lecture. Le roman la passionnait au point de sursauter sans prévenir. Je compris que c’était une énième version cauchemardesque du petit chaperon rouge. Comme le livre était écrit en allemand, je n’essayai même pas de m’y intéresser. Je préférai observer par la fenêtre, cherchant à voir ou nous pouvions nous situer.

Tout à coup, un brutal coup de frein m’obligea à valser contre le mur. La penderie s’ouvrit, un énorme cognement provenant de la cabine voisine résonna. Son occupant marmonna fortement. Alors, je descendis la fenêtre afin de mieux voir la raison de cet arrêt improvisé au milieu de nulle part. Ludmilla posa le bouquin sur mon oreiller avant de me rejoindre. En penchant la tête, sa poitrine se dessina contre le carreau. Tout le monde fit de même, laissant apparaitre leurs  têtes et leurs bras. Je remarquai un homme sortir de la brume et s’approcher tout en longeant les wagons. Il portait un uniforme de chef de gare. Dans la main droite, il tenait une lanterne qu’il balançait à chacun de ses pas. Il répétait sans cesse dans plusieurs langues d’Europe centrale:

-          Pour raison de contagion, le train est détourné vers Belgrade.

-          Mon dieu ! s’exclama en français une dame. Comment on va faire pour aller à Temesvar ?

-          Temesvar interdit, répondit l’employé du chemin de fer. A cause mal des méninges !

Il passa en répétant ses phrases, sans saluer personne. Un autre cheminot le rejoignit en courant puis s’arrêta pour répondre aux questions. J’écoutai du mieux que possible. Ludmilla interpela en hongrois le garçon à moitié essoufflé. Ils échangèrent quelques mots, puis il repartit retrouver son collègue.

-          C’était ça, les dirigeables ! Apparemment, ils ont évacué une grande partie de la population de Temesvar.

-          En ballon ? Pourquoi pas par la route ?

-          Tu ne connais vraiment pas le mal des méninges ! Cette saloperie est terrible et même à dix mètres d’un malade, tu risques la mort, murmura-t-elle.

Elle referma la fenêtre sans porter attention à mes doigts posés sur le bord. J’eus l’esprit de les retirer à temps. Ensuite, elle s’assit de nouveau sur ma couchette.

-          Le train va toujours à Bucarest, annonça-t-elle. J’espère que Brasov n’est pas touché. Sinon, ton voyage n’aura servi à rien.

Elle s’allongea après avoir poussé le livre. Bien qu’elle gardait les genoux relevés. Sa robe recouvrait encore ses pieds. Nous parlâmes un peu de la situation, de sa crainte pour le mal des méninges. Puis, elle reprit sa lecture. Après un bon quart d’heure, le train repartit, laissant les deux cheminots sur place ; leur rôle était de prévenir les prochains trains et de les aiguiller sur une autre route.

Certainement à cause du changement de direction, le train avança plus lentement. Ainsi, je pouvais voir les gares, les lumières des chaumières dès que nous passions à proximité d’un village. J’arrivai à mieux contempler le paysage malgré la brume toujours présente. Le train traversa une première gare sans s’arrêter. Il y avait quelques personnes surpris par notre passage. Ils regardèrent le train avec étonnement. Ensuite, il y eut une seconde et une troisième gare. Elles étaient silencieuses. Quelques gens patientaient assis ou debout sur le quai. Le train ne s’arrêta pas non plus, tout comme pour la quatrième gare, où je découvris une jeune femme attendant sur le quai.

Elle n’était pas seule mais elle était proche de la voie. Elle portait un long chapeau de paille et une robe à fleur qui contrastait avec les flocons de neige fondus en train de tomber. Elle gardait la tête tournée vers la droite, attendant telle une statue qu’on vienne la bousculer. Le train passa lentement, pourtant, son souffle fit voltiger les plis de la robe de la jeune femme. Derrière elle, les autres, ne bougeaient pas, façonnant la gare en forme de tableau. Cependant, un homme marchait. En fait, il tournait continuellement en cercle. Sa bouche remuait sans qu’aucun mot ne puisse sortir. Un autre homme en tenue de paysan courut tout à coup vers le train et sauta, s’écrasant comme un insecte en pleine nuit sur une lumière, avant de tomber sur les rails. Personne n’intervint pour le secourir ni ne fut effrayé par l’accident. Le roulement du train cacha le craquement des os et des chairs.

Aussitôt, le visage de la femme se figea en une terrible grimace. Elle aussi remuait la bouche sans prononcer de mot. Ses yeux exorbités indiquaient qu’elle était consciente mais elle n’arrivait pas à sortir de sa torpeur. Ses mains se contractèrent, serrant encore plus fort son sac. Elle ouvrit la bouche en grand, gardant cette position quelques secondes avant de la refermer subitement et de marmonner à nouveau silencieusement. Elle ne regarda jamais le train qui avançait lentement. Je vis un autre paysan sur le quai. Celui-ci n’approcha pas du train, restant à sa place. Par contre, il secouait continuellement la tête dans tous les sens. Lorsque Ludmilla vit la jeune femme, elle remplit tout à coup ses poumons avec une grande bouffée d’air.

-          C’est ça, le mal des méninges ! dit-elle en montrant du doigt la femme au chapeau. Tu ne contrôles plus ton corps, tu es paralysé ou tu marches n’importe comment. Tu fais n’importe quoi ! Et à la fin tu meurs, parce que la maladie qui te contrôle te dévore littéralement le cerveau.

Le train s’éloigna du quai. Je regardai cette pauvre femme qui ne tourna jamais la tête, regardant toujours à sa droite. A ce moment, je ressentis une énorme compassion pour elle. Derrière elle, l’homme continuait de tourner en rond. Les lumières laissèrent place à celles d’une ville. En prêtant plus attention, je réalisai qu’il n’agissait pas d’une ville mais d’un hameau dont les maisons brulaient…Au loin, plusieurs lumières indiquaient la présence d’autres incendies dans les villages voisins.

Dans ce monde, on désinfecte tout avec le feu !

Alex@r60 – février 2022

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  • Mes petits récits et poèmes érotiques et fantastiques ainsi que quelques souvenirs partagés. Bref une vraie petite librairie ou j'espère que tout le monde trouvera un truc chouette à lire
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