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les écrits fantasmagoriques
1 août 2021

Les arbres

©️ Branislav Fabijanic

Le vieux Joshua était connu pour aimer la nature. Il passait son temps à se promener en pleine campagne ou dans les bois dispersés un peu partout. Il aimait s’arrêter pour observer la faune en pleine effervescence ; les lièvres galopant au milieu des champs coupés, les sangliers piétinant ces mêmes champs pour les transformer en mare à cochon. Il appréciait surtout les chants des oiseaux. D’ailleurs, il s’amusait régulièrement à imiter ces petits animaux volants, sifflant, caquetant avec eux. C’était son jeu que de faire croire aux oiseaux qu’il en était un.

On connaissait aussi sa passion pour les arbres. En effet, il adorait leur parler. D’ailleurs, on le surprit régulièrement à serrer un arbre entre ses bras… « Pour être en harmonie avec lui » disait-il.

Joshua était un vrai solitaire. Personne ne le comprenait vraiment et même s’il travaillait au village comme travailleur agricole, il évitait de côtoyer ses collègues. On ne le voyait jamais dans les bals. Il ne trainait pas non plus au café ni à l’église qui se trouvait en face. On ne le voyait pas fréquenter les femmes. On ne savait pas trop ce qu’il était, ce qu’il pensait. Beaucoup de choses ont été dites jusqu’à le surnommer de « différent ». Il était l’autre : celui dont on se méfiait. Bien qu’il fût toujours aimable et souriant, il était détesté à cause de cette différence. D’ailleurs, quand les langues de vipères parlaient de lui, c’était à voix basse même quand il n’était pas au village. Parce qu’elles avaient peur d’être entendues, parce qu’on le suspectait aussi d’être sorcier et par conséquent, maléfique.

J’étais un des rares, peut-être même le seul à lui adresser la parole. Il était généralement cordial, affichant un sourire un peu glauque en raison de ses dents pourries. Cependant, sa discussion demeurait intéressante. Il ne refusait jamais de parler avec les gens et bien que son accent fort prononcé puisse gêner dans sa compréhension, sa conversation était toujours agréable.

Mais quelques jours avant l’évènement, il montra un visage agacé à la fois fatigué. Quelque-chose semblait le perturber. Dès lors, un après-midi, je profitais de le croiser pendant une promenade pour l’interroger. Je me doutais qu’il n’ouvrirait pas son esprit aussi facilement. Toutefois, j’ai pu obtenir quelques explications troublantes.

-          C’est les arbres, avoua-t-il. Ils ne sont plus comme avant !

J’exprimais toute mon ignorance en écarquillant les yeux. Joshua hésita à reprendre son explication. Mais, surement par confiance, il ajouta tout en observant les noyers les plus proches:

-          Bin, ils parlent ! Je les entends s’exprimer à travers le vent et ce qu’ils disent me concernent. Ils me mettent en garde des hommes.

-          Et pourquoi ? demandai-je.

Il se gratta la tête tout en affichant une moue grimaçante.

-          C’est là le problème… Je ne sais pas pourquoi !

Deux jours passèrent lorsque la petite Emma disparut. Tout le village fut en effervescence. On fit des battues, on fouilla les granges, les ruisseaux sans rien trouver, jusqu’à ce que Joshua revienne avec les habits tachés de sang. Dès lors, il fut interrogé. Il annonça avoir retrouvé le corps sans vie de la fillette au milieu d’un bois. La police retrouva effectivement la pauvre fille à moitié nue, le corps tuméfié, du sang séché sur les cuisses. Le vieil homme expliqua avoir essayé de la sauver. Il nia son implication dans le crime sexuel. Ses propos semblèrent logiques et bien qu’il restât suspect, il fut relâché.

Cela ne suffit pas pour calmer les poivrots du village. Ils avaient l’habitude de boire après la fermeture du café, et c’est dans ces conditions que l’un d’eux proposa de faire justice. Sur le chemin, les alcolos ameutèrent les habitants excités de participer à un lynchage organisé. Joshua ne répondit pas, sa porte fut défoncé, il fut sorti à coup de triques puis emmené dans le bois le plus proche, celui qu’on appelle le bois des roses… Celui dans lequel gisait la gamine. Ensuite, les coups ravagèrent son visage et son corps. On apporta une corde pour le pendre. Son cadavre resta exposé jusqu’au matin lorsque les gendarmes le décrochèrent.

C’est ce jour que les arbres perdirent leurs feuilles. Pourtant nous étions en plein été. Les feuilles tombèrent les unes après les autres. Elles rougirent le sol, recouvrant ainsi les traces de sang séché qui jonchaient la terre. Le vent apporta un cri provenant des cimes. On perçut des voix, des soupirs de désespoir. Surtout la nuit car ces cris parcouraient le village.

Tous les arbres devinrent morts ou tristes à en mourir. Il régnait en forêt une ambiance inhabituellement glauque. Parfois, des gouttes d’eau tombaient d’un ciel pourtant clair et bleu. Des gouttes au goût de larmes. Et souvent, on pouvait entendre quelques sifflements dans les arbres ou un prénom soupiré : Joshua.

Petit-à-petit, les champs voisins ne produisirent plus rien. Les chasseurs se plaignirent du manque de gibier, les pêcheurs de la rareté soudaine des poissons dans les cours d’eau. Mais ce qui frappait le plus l’esprit, c’était l’assombrissement des arbres. La folie commença à gagner les gens ; des promeneurs racontèrent avoir vu un visage se former sur les troncs, d’autres parlèrent de pleurs répétés perçus dans les bois. Des explications scientifiques sur les chenilles urticantes ne suffirent pas à calmer la population. Alors, on accusa le vieux Richard Leloup d’être à l’origine de tout ça. C’était lui le meneur du lynchage.

Il fut arrêté puis condamné, surtout qu’on découvrit chez lui des preuves de son implication dans le viol et le meurtre de la fillette. Néanmoins, cela ne suffit pas à calmer la mélancolie des arbres. Encore aujourd’hui, ils continuent à pleurer et refusent de faire pousser leurs feuilles. Ils gardent cette apparence morte, attristant encore plus notre campagne désolée. Parfois, on entend encore entre quelques craquements dans les branches comme un cri, un nom prononcé : Joshua.

Alex@r60 – août 2021

Photo : Branislav Fabijanic

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  • Mes petits récits et poèmes érotiques et fantastiques ainsi que quelques souvenirs partagés. Bref une vraie petite librairie ou j'espère que tout le monde trouvera un truc chouette à lire
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