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les écrits fantasmagoriques
21 novembre 2021

Perdus

Gabriel Bistriceanu

Assis inconfortablement tout en tenant le volant, Tommy arrivait à peine à distinguer quoi que ce soit, devant lui, tellement la brume fut épaisse. Le tank avançait lentement au rythme des pas des soldats qui, généralement le suivait. Mais cette fois-ci, il était totalement isolé. Néanmoins, l’équipage ne se sentait pas pour autant inquiet.

Les odeurs d’essence et de graisse régnant dans le blindé commençaient à devenir supportables. Ce qui gênait le plus, était la fumée dégagée par le moteur. En effet, en dehors du bruit assourdissant, il inondait régulièrement le tank avec ce brouillard puant annonçant ainsi une prochaine panne. Alors, Tommy entendait toujours son pote Jim, un vieil écossais le réparer tout en grommelant. Il n’hésitait pas à enfoncer ses doigts noirs de graisse dans le moteur brûlant et toujours en marche, car s’arrêter pouvait être signe de mort pour l’équipage.

Les huit hommes se connaissaient depuis moins d’un an ; un lieutenant, un sergent, un caporal et cinq recrues engagées ou appelées, employées chez Rolls Royce ou ailleurs. Trois dont Tommy faisaient rouler le Mark IV tandis que les autres jouaient de la mitrailleuse dès qu’un casque allemand s’approchait. Aussi, Tommy les regardaient tomber comme des mouches, coupés en deux par les balles ou fuyant comme des lapins devant les phares d’un camion en pleine nuit. Parfois, il entendait un choc sur le blindage à côté de lui, mais il ne s’en souciait pas. Il était habitué à la mort et s’était engagé pour oublier une histoire d’amour sans lendemain.

L’attaque fut décidée au petit matin et les centaines de tanks franchirent sans difficulté les tranchées affolant l’ennemi qui recula d’au moins huit kilomètres. Tommy avait encore le bruit des mitrailleuses dans la tête. De plus, l’allemand avait toujours ce même visage dans ce brouillard. C’était une ombre à peine visible d’un gris si clair qu’il pouvait être confondu avec n’importe quoi… un arbre, un bosquet ou même un poteau. Mais, depuis un bon moment, il réalisa qu’ils étaient perdus.

A la demande du lieutenant, le jeune soldat stoppa le char. Attendant les instructions, il regardait son supérieur qui scrutait du doigt une carte sale et mal pliée. Pour être certain, il tapotait une petite boussole. Puis il rangeait le tout avant d’ordonner de changer de direction. Alors, Tommy dirigeait le véhicule vers une zone plus confortable. Puis, les sept autres sortaient et aidaient péniblement à manœuvrer le tank pour lui changer de direction.

Lorsque les allemands surgissaient d’on ne sait comment, ses collègues s’activaient tirant sur les pauvres ennemis qui n’arrivaient jamais à ralentir la bête motorisée. Pire, ils détalaient la peur au ventre en criant que le diable avait choisi son camp. De son côté, Tommy continuait de faire avancer le char dans la purée de pois. Il retint ses sanglots en écoutant Morice pleurer silencieusement. Chaque fois qu’il tue des allemands avec la mitrailleuse, il a du remords. Et puis, il y avait ce soldat qui traina sur le ventre cherchant à s’éloigner du monstre en chenille, ses jambes étaient en bouillis. Il ne put pas s’arrêter, le bruit du moteur étouffa ses cris d’horreur.

Les visions de la guerre parcoururent un long moment l’esprit de Tommy. Il conduisait sans réfléchir. Un peu tracassé, il se demandait pourquoi il était encore en vie. Soudain, son officier tapota son épaule afin de lui demander de stopper le tank. Le moteur résonnait toujours, les hommes se regardèrent, la sueur dégoulinant sur le corps, les maillots trempés, la saleté et la suie sur le visage. Ils respiraient forts à cause de cette fumée encore plus poisseuse que le brouillard de l’extérieur. Tout à coup, une étrange voix résonna comme si elle venait de loin. C’était une voix de femme !

Tommy dévisagea chacun de ses camarades qui montraient tous un faciès de surprise. Alors, le sergent n’attendit pas l’ordre du lieutenant. Il ouvrit la porte mais dehors, il n’y avait rien, si ce n’est l’épaisse brume pesante qui blanchissait entièrement le paysage. On ne voyait rien, pas même les cadavres, ni les tranchées ni les ruines. « On a rêvé » dit-il en refermant la porte. Après quelques secondes, le chef ordonna de reprendre la route.

Plus ils avançaient plus les hommes devinrent tendus. Quelque-chose n’allait pas ! Ils scrutaient les environs très souvent, se demandant pourquoi ils ne voyaient toujours rien d’autre qu’une brume blanche profondément épaisse. Par moments, les allemands attaquaient. Tommy les voyaient toujours arriver de sa gauche, au loin comme des soldats de plombs qui approchaient sans courir. Dès lors, les autres les mitraillaient sans retenu jusqu’à tous les faucher. Le Mark IV roulait toujours sous la conduite de Tommy. Il regardait les morts allongés lorsqu’il aperçut un soldat lever le buste. Ses jambes étaient en charpie. Il rampa pour éviter le blindé mais fut broyé comme il l’a toujours été. A ce moment, Tommy se posa la question : Pourquoi c’est toujours le même soldat qu’il écrase ?

Au fil de la journée, la scène se répéta encore et encore. Une vaine attaque surprise suivi de l’écrasement de ce pauvre gosse. Car la fois suivante, il avait remarqué que le soldat allemand n’avait pas vingt ans en apparence. A celle d’après, il réalisa qu’ils avaient les mêmes visages que ceux massacrés précédemment. Rien ne parut logique. C’est vrai qu’un allemand ressemble à un allemand mais quand même. Dès lors, il devint plus attentif surtout au moment d’arrêter le char sur ordre du lieutenant. Ce dernier scruta la carte abimée, secoua sa boussole puis ordonna de changer de direction. Un moment déjà vu par Tommy. Il semblait être le seul à constater cette répétition. Au moment de sortir du char pour le tourner, il aperçut des ombres lointaines. Cela ressemblait plus à un couple en train de marcher dans la plaine qu’à un groupe de soldats. Tommy montra du doigt la scène aux autres qui, restèrent muet ne sachant que faire. Les silhouettes marchaient, un rire retentit, résonnant à leurs oreilles comme un plaisir oublié, une fiancée abandonnée, une épouse en deuil…Ils se regardèrent se demandant pourquoi ils étaient fatigués et depuis quand ils roulaient perdu dans le brouillard. Mais ils ne trouvèrent pas de réponse car le lieutenant ordonna de reprendre leur travail.

 

Ils marchaient main dans la main. Ils se racontaient des mots doux, des histoires de leur vie passée et leurs prochaines journées. Ils flirtaient, s’embrassaient parfois sous l’œil bienveillant des arbres s’ils avaient des yeux. Tantôt, elle riait aux éclats de ses conneries. Il s’amusait à la faire rire. Il aimait la voir rire, voir ses dents blanches contrastant avec le rouge de ses lèvres. Il adorait découvrir les petites étoiles dans ses yeux quand il susurrait « je t’aime ».

Tout à coup, elle se retourna, intriguée par un bruit de moteur. Elle pensa à une moto ou un quad, mais elle ne vit rien. Elle se retourna une seconde fois, il posa la question. Puis, dans le silence, il entendit à son tour un moteur.

-          Ce n’est rien, dit-il. Il doit être à l’autre bout de la forêt.

Alors, ils continuèrent leur ballade. Elle posa la tête sur son épaule tout en serrant ses hanches.  Il se sentit fier. Aussi, bêtement, il sortit sa science infuse :

-          Tu sais que cette forêt n’existe que depuis la fin de la première guerre mondiale ? Avant, tout a été ravagé avec les bombardements et les tranchées…

Leur discussion continua sur l’histoire du pays. Pendant ce temps, un étrange tank anglais perdu dans un brouillard hors du temps s’éloignait d’eux et partit rejoindre d’autres fantômes.

Alex@r60 – novembre 2021

Photo de Gabriel Bistriceanu

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  • Mes petits récits et poèmes érotiques et fantastiques ainsi que quelques souvenirs partagés. Bref une vraie petite librairie ou j'espère que tout le monde trouvera un truc chouette à lire
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